Alfred Schütz et Aron Gurwitsch : morale quotidienne

Abstract

Dans la Krisis de Husserl, la restitution du monde quotidien et la réhabilitation de la « doxa méprisée » sont dirigées contre l’orgueil ontologique des sciences naturelles et contre une psychologie qui les imite ; il s’agit dans le même temps de retrouver les fondements oubliés des sciences. Cet objectif fondamental explique pourquoi, dans la description des structures du monde-de-la-vie, la praxis quotidienne s’efface devant lescapacités cognitives. Cependant, le fait que la recherche théorique soit elle-même une forme de pratique – et qu’elle ait des conséquences pratiques indéniables – fait partie du thème central d’une crise des sciences. Le point de départ de Schutz est différent. Il s’agit avant tout de la tentative de fournir aux sciences sociales un sol d’expérience (Erfahrungsboden). Cette tentative l’entraîne de plus en plus dans la lignée d’un pragmatisme à caractère social puisque, comme chez Max Weber, la sociologie interprétative est comprise non seulement comme une science du sens mais aussi, dans une large mesure, comme une science de l’action. On pourrait s’attendre à ce que la morale et la loi, sous la forme d’une morale quotidienne, occupent une place centrale dans le monde-de-la-vie social. Mais ce n’est pas le cas. Schütz fait preuve d’une absence de préoccupation morale que l’on ne retrouve pas chez ses maitres que sont Bergson, Husserl et Weber. Cette lacune frappante doit avoir ses raisons, mais elle a aussi certaines conséquences. Le tournant pragmatique qu’Ilja Srubar a mis en évidence de façon convaincante dans son livre Kosmion (1988) menace de se terminer dans le pragmatisme quotidien. De plus, c’est le statut et la fonction de la morale quotidienne elle-même qui soulèvent beaucoup de questions.